#15 La vioelouière.
Le nom qu’on leur a donné… Résidences secondaires (suite).
Le nom a toujours intrigué. Certains osent demander des explications. La dame qui passe chaque matin avec son chien en laisse, non. Elle s’approche l’air de rien. Comme tirée par l’animal, elle avance vers le portail. Au fil des jours elle s’est engaillardie. Maintenant elle fléchit les genoux pour mieux distinguer l’inscription. Aujourd’hui elle est venue avec un appareil photo. Elle a posé sa main sur le bois de la barrière et un instant j’ai craint qu’elle ne la pousse. Et puis non, elle a pris sa photo vite fait et je ne l’ai plus revue. Qu’aurais-je pu répondre d’ailleurs ? Qu’il s’agissait d’un gigantesque plateau à fromage ? Un truc qu’on offre à Noël et qui finit au fond d’un buffet déjà plus qu’encombré ? Ici, encombré, au début, ça l’était moins. Normal, c’était une villa de vacances. On l’entend bien, le mot vacance. On n’y avait amené que l’utilitaire. Par qui m’avait-il été offert ? Je ne m’en souviens plus. Ma belle-mère peut-être. Cela expliquerait qu’il ait fini dehors, à la pluie, à l’extrémité de la propriété. La pauvre, si elle m’entendait. J’ai fini par le lui rendre, son fils chéri. Enfin on me l’a pris, devrais-je plutôt dire. Des années qu’il pourrit à côté d’elle. J’irai tôt ou tard les rejoindre. Je n’ai pas d’autre endroit où aller. Elle, ma belle-mère, s’invitait chaque été. Et à Noël aussi, si on le passait ici. Pourtant Antoine l’avait achetée pour nous deux, cette maison. On y fera notre nid… Chaque fois qu’on pourra s’échapper de Paris… Et on y était venu souvent, dès qu’on pouvait. On se baignait chaque jour, quel que soit le temps. On n’avait peur de rien à ce temps-là, même pas des méduses. Ils en font toute une affaire aujourd’hui. Oui, le nom est mal gravé. Antoine a creusé le bois avec son opinel. Une idée comme ça, avec ce qui lui tombait sous la main et c’était fini. Il était comme ça, Antoine, mille idées à la minute, mais il fallait que ça aille vite. Il ne s’attardait pas. Pour rien. À fond toujours. Il en est mort ! L’inversion des lettres et le « e » en trop, eh bien quand il l’a vu, c’était trop tard ! On n’avait pas davantage réfléchi au nom. On hésitait entre La volière à cause de l’espèce de kiosque qu’avait construit l’ancien propriétaire pour ses oiseaux, mais Antoine préférait insérer le mot « voile », à cause du club pas très loin, et aussi « lou », un bout du petit nom qu’il me donnait. Et au final ce n’était ni l’un ni l’autre et c’était imprononçable. Ce qui nous a pris le plus de temps, c’est le sens du poisson. Je voulais qu’il regarde vers la mer, normal pour un poisson… Antoine, lui, voulait un poisson qui regarde vers l’avenir. On a failli se disputer. Peut-être même qu’on l’a fait, parce qu’il est parti nager tout seul. Quand il est revenu, il a dit, on est bêtes, c’est toi qui gagnes : maintenant qu’il est gravé, on n’a plus le choix, il regardera vers la mer, sinon les lettres seront à l’envers. On a ri et ça a fini au lit, comme d’habitude en ce temps-là. – La sensation de l’amour, de son corps lourd sur le mien. Comment savoir qu’on fait l’amour pour la dernière fois avec l’homme qu’on aime ? Est-ce que le savoir en modifie la perception, aurait aidé à la mémorisation du ressenti, l’aurait gardé vivace plus longtemps. Il y avait eu la dernière fois qui aurait pu passer inaperçue. Et puis elle avait été promue « dernière fois ». Je suis restée longtemps obsédée par le besoin de mémoriser cette sensation, le poids de son corps sur le mien, être couverte par l’homme qu’on aime. Je savais que le temps gagnerait, que la fugacité avait déjà pris possession de la sensation, que je n’y pourrais rien. La nostalgie que ça me faisait. De ça, je m’en souviens bien. Ce ressenti-là est resté. – Antoine a vissé le poisson à la barrière et la vis de gauche, ça lui a fait son œil. On peut dire qu’il regarde la mer. Tout le temps, comme dans la chanson d’Alain Barrière. Et je reste des heures à regarder la mer, le cœur abasourdi, les pensées de travers et je ne comprends rien à ce triste univers, tout est couleur de pluie tout est couleur d’hiver…
Audio, écouter plutôt que lire :
Retrouver Clarence Massiani sur son site :
https://www.clarencemassiani.com/Comédienne Interprète Les mots, les textes, la parole vivante lui permettent de s’associer au monde. Le théâtre et ses lumières, les plateaux nus, les lieux pour dire, lui offrent une place po…
et ses blogs :
Mon intention :
Une photo par jour, c’était sur ma page La vie en face ne vous déplaise | Facebook. J’avais volontairement laissé hors champ la villa. Parce que, avais-je écrit, « à regarder seulement la photo du nom de baptême, c’était comme regarder par le trou de la serrure et depuis ne rien voir, inventer, on pouvait ». C’est donc ce que je fais ici : pour chaque nom un bout de leur histoire dévoilé.
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