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#19 Mélusine

Le nom qu’on leur a donné… Résidences secondaires d’un station balnéaire de la Manche (suite).

Quand les parents de Renaud se sont mariés et qu’ils ont acheté la maison, elle portait déjà ce nom. La légende de Mélusine, ils y font référence sans arrêt. C’est devenu un sujet de plaisanterie récurrent, de celles qui ont été répétées tant de fois et qui auraient pu perdre toute saveur si elles n’avaient pas fonction de faire office de langage secret, un truc qui lie les membres d’une même famille et dont la compréhension échappe aux étrangers. Les belles-filles, les pièces rapportées comme on dit, finissent par s’y mettre aussi, comme pour affirmer qu’elles sont bien intégrées. Parfois une rebelle, nouvelle venue, trouvait cela incompréhensible plus longtemps que les autres, mais si elle ne rompait pas avant, elle finissait un jour par ajouter au lot sa part d’allusions. Cela serait le cas de Mélanie. Tous en étaient sûrs. Quand Renaud leur avait annoncé que cet été, il viendrait accompagné de Mélanie, tous s’étaient récriés, cette fois-ci, c’est sûrement la bonne, ce prénom, c’est un signe… Mélanie, Mélusine…

À tout propos, il y en a toujours un qui rajoute « heureusement, c’est pas le samedi » et tous éclatent de rire. Pour le marché par exemple. Alors que depuis les années qu’ils viennent ici, ils doivent bien le savoir, qu’il a lieu mardi et vendredi en période estivale… Pour fixer le jour de la sortie en bateau vers Chausey, pas le samedi et leurs rires. Il y a aussi les oreilles d’Antoine, dont tous se moquent dans un plaisir partagé. Elles sont à peine plus décollées que celles de Renaud. Ou encore les yeux de Guy dont on rappelle en s’esclaffant qu’ils sont vairons… Mélanie ne peut tout de même pas s’approcher si près pour vérifier. Ces plaisanteries sont peut-être usuelles entre frères… Même si tous ici ont semblé contents de l’accueillir, quelque chose dans leur mode de communication l’exclut. Elle a bien tenté d’interroger Renaud. Il sourit alors d’un air qu’elle ne lui connait pas, mais reste évasif. Mais non, tout le monde t’adore. Pourtant il lui semble qu’ils ont décidé de la mettre à l’épreuve. Son humeur toujours joyeuse s’en ressent. Elle compte à présent les jours qu’il leur reste à dormir sous leur toit. Ce matin elle rentre de la plage. Elle vient de nager jusqu’aux bouées jaunes, avec toujours cette peur au ventre à chaque fois qu’elle étendait les bras devant elle, de toucher une méduse, avec dans sa tête une exhortation au calme, permanente, à poursuivre plus loin, à les suivre, Renaud et ses frères, puisqu’elle voulait s’intégrer, leur montrer qu’une fille aussi ça nageait loin. Et malgré les algues qui venaient emprisonner ses doigts, malgré l’opacité de la mer, elle avait nagé… L’exercice l’avait vidée, elle voulait rentrer se doucher, se reposer surtout et voilà qu’au moment de pousser la barrière de la villa, son pied glisse de sa sandale, sa cheville se tord et l’oblige à s’arrêter. Elle est au bord des larmes, la fatigue, la douleur sans doute, quand Renaud arrive dans son dos, l’appelant… Mélusine. Et voilà que les lettres argentées vissées aux lattes en PVC sortent de l’ombre dans laquelle les maintenait la villa d’en face.  Et elle comprend. Mieux encore lorsque Renaud lui raconte toute la légende de la fée Mélusine. Mélusine qui vient du latin melus, mielleux, agréable. Mélusine qui signifie « merveille » ou « brouillard de mer ». Condamnée par sa mère à devenir serpent en dessous du nombril chaque samedi, Mélusine pourra toutefois vivre une vie normale et enfanter une grande lignée si elle trouve un homme qui veuille l’épouser, à condition qu’elle ne se laisse pas voir de lui le samedi. Mais si jamais elle se séparait de son mari, elle retournerait sans fin au tourment d’auparavant. Raymondin est cet homme et Mélusine enfante dix fils tous beaux et bien bâtis à quelques détails près… Comme par exemple celui nommé Geoffroy qui naît avec une défense de sanglier qui fait saillie hors de sa bouche et dont Rabelais fera l’ancêtre de Pantagruel.

En lui ouvrant la barrière, Renaud lui énumère les phrases qui auraient dû l’alerter : le jour du marché qui heureusement ici n’est pas le samedi, les défauts physiques de ses frères qu’on exagère, la bonne fée qui viendrait caresser les joues des enfants d’Antoine, si jamais ils se réveillaient la nuit…

Avec les années, la mer opaque, Mélanie a fini par l’aimer, malgré les algues et les méduses. Ils avaient eu raison, les autres, Mélanie, c’était la bonne.

Audio : écouter plutôt que lire…

Mélusine – Voix de la poétesse, Milène Tournier

Ses vidéos poèmes sur sa chaîne (42) Milene Tournier – YouTube

Son dernier livre : Se coltiner grandir – Milène Tournier – Babelio

Mon intention :

Pour continuer mon travail Le nom qu’on leur a donné… Résidences secondaires d’une station balnéaire de la Manche.

Une photo par jour, c’était sur ma page La vie en face ne vous déplaise | Facebook. J’avais volontairement laissé hors champ la villa. Parce que, avais-je écrit, « à regarder seulement la photo du nom de baptême, c’était comme regarder par le trou de la serrure et depuis ne rien voir, inventer, on pouvait ». C’est donc ce que je fais ici : pour chaque nom un bout de leur histoire dévoilé.

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4 Commentaires

  1. Ah tous ces mystères autour de Mélusine qui ont failli faire flancher la Mélanie… toujours des histoires de famille, de pièces rapportées… vraiment pas simple je trouve
    Merci pour cette belle version…

  2. Chère Anne,
    Merci pour la poésie de Mélusine, et pour ce bizutage réussi tout de même, on nous met sur sellette,
    nous les femmes, enfin surtout nous…

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