#18 Anonyme
Le nom qu’on leur a donné… Résidences secondaires (suite).
Elle arrose. La chaleur intense encore malgré l’heure tardive. Celle d’après le coucher de soleil. Les couleurs vont se liquéfier dans la nuit. Mais il faudra attendre encore. Sans les admirer, elle arrose. Elle reste concentrée sur le gazon. C’est sa préoccupation principale. Une bande de trois mètres sur quatre juste devant sa villa en front de mer. Elle l’arrose. De la main droite dirige le jet du tuyau jaune. Attentive à imbiber chaque centimètre carré. Elle trace des lignes médianes méticuleusement dans le sens de la longueur. Arrivée au bout, elle dessine des diagonales parallèles en laissant un même espace entre elles. Comme hachurer d’un trait d’eau toute la surface verte. Elle distribue à chaque brin d’herbe une même quantité, celle qu’elle juge nécessaire. Bientôt l’eau ruisselle et déborde. Se faufile au-delà du fin fil métallique qui relie les piquets de quarante centimètres de haut, pas plus, ce n’était pas nécessaire. Elle a inventé ce procédé et l’a mis en place elle-même. C’est pour empêcher. L’eau passe outre. Inonde le sentier de sable où les vacanciers ont le droit de passer. Pour empêcher les gens de poser le pied. C’est son terrain, il figure dans le relevé cadastral, elle a payé pour. Le droit de passage, elle ne peut rien contre, mais cette partie-là est à elle. Ce sol ne sera pas foulé. C’est ce qu’indique le fil de fer. Pour passer, ils n’auront qu’une bande étroite de quarante centimètres de large. Sur les douze mètres carrés au-delà, poussera de l’herbe verte en toute saison, elle l’a décidé. Propriété privée, défense de marcher, c’est le langage du fil de fer. L’eau passe outre. Recouvre le sentier de sable où marchent les vacanciers. Elle arrose encore. La chaleur et les cristaux de mica refusent un temps de boire l’eau, mais ils capituleront. Le vent ne se lèvera pas ce soir non plus. Le tissu léger de sa robe amande colle à sa peau. Elle soupire. Une chaleur pareille ici, c’est inhabituel. Elle arrose soir et matin malgré l’interdiction. Elle reste concentrée sur le jet, la fraicheur qu’il dégage. Le regard fixé vers le bas, comme braver la crainte de se faire dénoncer. Elle lève les yeux un instant. Il y a encore plein de monde sur la plage. On dirait que les parents ont décidé de ne plus coucher leurs enfants, qu’ils vont les laisser jouer dans le sable toute la nuit. Le monde est devenu fou, c’est ce qu’elle se dit. La canicule a tout déréglé… Elle arrose. D’une main ferme elle dompte le tuyau. Préserver le vert de cet enclos, comme remettre de l’ordre.
Audio : écouter plutôt que lire…
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Mon intention :
Une photo par jour, c’était sur ma page La vie en face ne vous déplaise | Facebook. J’avais volontairement laissé hors champ la villa. Parce que, avais-je écrit, « à regarder seulement la photo du nom de baptême, c’était comme regarder par le trou de la serrure et depuis ne rien voir, inventer, on pouvait ». C’est donc ce que je fais ici : pour chaque nom un bout de leur histoire dévoilé.
Excellent ce regard avec cette description d’un moment réel d’une vie !
A lire et à écouter ensuite … Barbara est de retour !
Anonyme… 🙂 Merci d’avoir apprécié l’interprétation de Françoise Breton, oui du grand art !
ah le voilà, l’espace des commentaires, si précieux !
et lecture avalée, recommencée pour visualiser, intégrer chaque détail de la posture de celle qui arrose, application, minutie qui peu à peu se transforme en rébellion contre l’ordre exigé… mais quelle est donc cette « eau qui passe outre », pour celle qui tient dans la main la possibilité de redonner vie à un espace herbeux en désespoir et de défier quiconque de l’en empêcher ?
Se rebeller, défier, braver, ce qui nous reste au fond pour affirmer notre choix, notre désir…
Chère Françoise, voilà que je me rends compte que ce texte doit avoir des échos particuliers pour toi. Merci pour ce prolongement et la vison autre que tu donnes au texte. Etonnant comme le texte toujours échappe à son auteur comme l’eau qui passe outre. Merci beaucoup vraiment.