31 Ce qu’il se demandait à son propos, La Passagère.
Le nom qu’on leur a donné… Résidences secondaires de la Manche (suite).
Lire plutôt que regarder :
Il se demandait comment était né son projet à elle, la photographe dont il ne trouvait pas trace hormis ceci, ces quelques photos restreintes au nom qu’avaient reçu les résidences secondaires de la station balnéaire, photos qu’il finirait par user irrémédiablement à force de les passer en revue l’une après l’autre dans l’espoir de distinguer un détail qui le mettrait sur sa piste, à force de les sortir de la poche intérieure de sa veste parka chaque soir en rentrant et de les y remettre chaque matin comme un talisman dont il serait imprudent de se séparer. Comme on vérifie qu’on a bien ses clés avant de claquer la porte, d’un geste de la main contre sa poitrine, il vérifiait que les photos étaient là. Parfois il doutait que la photographe ait eu réellement un travail en cours. Ne projetait-il pas plutôt son propre désir sur ses intentions à elle ? N’attribuait-il pas à ce qui n’était qu’une série de photos prises au hasard un projet que n’avait jamais eu la photographe ? Ne rêvait-elle pas comme lui-même d’un travail plus puissant, d’une recherche plus vaste. Pourquoi sinon aurait-elle laissé hors champ la villa elle-même, s’interdisant, semblait-il, de capter un morceau de jardin, un bout de portail, quelques barreaux d’une grille qui surmontait le mur, une barque jaune retournée sur la pelouse d’un vert que le soleil rendait improbable ?
Sa rage à percer les secrets, à mettre au jour le caché, il savait d’où cela lui venait. Longtemps qu’il en avait pris son parti. Il vivait avec. Il détournait. Il déplaçait. À présent il cherchait la photographe comme ronger un os. C’était plus fort que lui.
Il voulait reprendre La Passagère, dont la vidéo se résumait à la seule image du nom sur la façade, ce qui permettait de mieux comprendre le texte dit par la poétesse, Gracia Bejjani, mais faisait figure de parent pauvre, à présent que la vidéo était seule de cette forme nue et simple.
Il listait les prises de vue dont il aurait besoin.
Il faudrait une bibliothèque vue d’en bas, parce que les livres seraient inaccessibles, présente, mais hors de portée immédiate, comme un texte dont on perçoit les contours flous ou plutôt le ventre mou, quelque chose de volatile, mais poreux aussi, comme une histoire qu’on pourrait écrire, plutôt que de la raconter, parce qu’écrire permet l’arrêt sur image et aussi d’y revenir plus tard pour augmenter le nombre de vues, apporter des précisions ou éclaircir. La bibliothèque serait ancienne. Sur un barreau de l’échelle en bois sombre patiné par les années, des jambes de femme. Une plaque en cuivre, celle d’un coach avec un nom et un prénom féminin pour ne pas coller exactement au texte. Un train qui arrive ou qui part, une gare ou des rails pour illustrer l’argument du mari, le choix de vivre là dans une proximité relative de Paris, des mains jouant d’un marteau et d’un burin, celui acheté pour exploser le barbecue de granit et de méchantes briques noircies par des années de convivialité avec son toit rongé par la rouille et l’abandon inhérent aux résidences secondaires et une image de famille heureuse avec tous de dos pour respecter l’anonymat, le fait que tous puissent s’y projeter, croire qu’eux aussi font partie de ce lot des familles heureuses, lui revient à l’esprit l’histoire de ce livre de la collection Gallimard, de Catherine Cusset, La haine de la famille, présent à titre de décoration dans la salle de réception de cet hôtel parisien, exclusivement des livres blancs et rouges de cet éditeur serrés les uns contre les autres partout sur des étagères murales, dont le grand nombre donnait un effet visuel des plus élégants, ce livre qu’il avait sélectionné pour sa nuit à venir, son titre choc, le prononcer à haute voix « La haine de la famille » et la tête qu’avaient faite ses amis, la négociation au lendemain avec l’hôtesse d’accueil de l’hôtel qui avait appelé sa chef pour rapporter sa requête, acheter cet exemplaire qu’il venait de lire, alors que non vraiment, ce n’était qu’un élément du décor, pas du tout prévu pour être acheté, et finalement il avait obtenu gain de cause, et perdu aussitôt le livre de n’avoir pu refuser l’échange proposé par elle, son amie, condamnée par un cancer du pancréas, et le trop peu de temps qu’il lui resterait pour le lire et le lui rendre, il était bien le seul des deux à le savoir. Mais elle, passagère, comme lui finalement. Il l’oubliait trop souvent.
« Ne rêvait-elle pas comme lui-même d’un travail plus puissant, d’une recherche plus vaste. »
je reconnais dans cette phrase comme le projet même que tu conduis, comme la quête qu’expose le narrateur de cette page, ce « il » qui se demande si la photographe existe…
et moi aussi je me le demande tout comme lui, je me demande où je glisserai ces photos dont je ne pourrais me séparer, dans mon sac ou sous mon chandail (j’ai aimé cette images des photos abîmées qu’on emporte avec soi)
mais qui est « la passagère ?
(besoin de lire plusieurs fois encore ce texte qui me donne des images et qui en même temps retient)
Chère Françoise, oui, je sais, c’est nébuleux. Mon projet était à la base de reprendre la texte lu par Gracia pour y adjoindre une vidéo, alors que toute la lecture de Gracia se faisait sur un plan fixe du nom « La passagère », nom de la villa. Mais ce texte est venu, tandis que je réfléchissais à la vidéo et du coup j’ai imaginé la même vidéo pour le nouveau texte et l’ancien que je vais publier ce samedi. Merci de tes échos et de ta lecture attentive et voici à nouveau La Passagère lue par Gracia Bejjani.