#29 Les Pierrots
Le nom qu’on leur a donné… Résidences secondaires (suite).
Une des plus belles villas du front de mer. Et tout l’été, indécente, avec son toit à moitié arraché et tout l’été sa blessure exposée comme négligence, ce laisser en l’état, quand celle un peu plus loin, tout aussi abîmée, mais de suite on s’en était occupé. Et pour laisser passer l’équipe d’urgence, les poteaux en béton qui empêchaient le passage dans l’impasse piétonnière avaient été descellés, autorisées les camionnettes à passer et à stationner là où partout était indiqué ou dessiné que c’était formellement interdit. Et depuis la plage tournant le dos à la mer, on avait pu assister au ballet des artisans. Tout d’abord, la villa avait été ficelée, comme enrubanner tout ensemble, balcon, auvent et toiture avec une lanière orange dont les extrémités dansaient au vent, comme ceinturer l’indomptable. Ensuite une autre équipe était venue la barder de tubulures de métal comme on insère des prothèses pour réparer les fractures. Enfin à plusieurs sur le toit, ils avaient désossé ardoise après ardoise, comme mettre une plaie à jour. Une par une elles avaient été vérifiées pour séparer celles encore bonnes des autres qui étaient balancées sans ménagement depuis le haut du toit jusque dans la benne et au bruit assourdissant qui dégringolait sur la plage, on savait que la villa était entre de bonnes mains. Et nous, allongés tout l’été sur le sable, on se sentait un peu comme si on accompagnait quelqu’un à l’hôpital. On attendait l’arrivée du chirurgien, sans l’attendre et sans impatience, on savait que l’opération serait longue, qu’il fallait laisser faire les professionnels, que l’accidentée allait s’en sortir, qu’il n’y avait pas d’urgence, que ses jours n’étaient plus en danger. Il a tout de même fallu attendre septembre pour qu’ils retirent les bandages. Tout avait été bien réparé, c’était bien visible. Mais Les Pierrots, non. Tout l’été chaque touriste, consterné, avait évalué son état. Examiné ses plaies sans vergogne. Les palpant des yeux. Les détaillant jusqu’à les montrer du doigt. Émettant des pronostics de rétablissement, de coûts… Mais qu’est-ce qu’ils y connaissaient ? Tout le monde pourtant se sentait autorisé à donner un avis, parce qu’elle faisait l’angle et qu’elle était posée juste à gauche de l’escalier qui descend à la plage. Trop visible, elle était. Tout le monde l’avait sous les yeux. Ainsi tout le monde en parlait. Chaque matin on le voyait, lui, le propriétaire, âgé, en chemise et pantalon blanc, appuyé des deux mains à la balustrade. Il restait à regarder la mer à la fraîche, même si c’est une expression qu’on ne peut guère employer pour qualifier le climat de cet été-là. Parfois péniblement il lâchait brièvement la rambarde de la main droite pour saluer l’un ou l’autre en contrebas, ou échangeait quelques mots avec des propriétaires voisins. Au bout d’un temps, il opérait lentement une torsion de tout son corps et de quelques pas hésitants, il rentrait chez lui, sans jamais lever les yeux. Comme si la tempête n’avait fait aucun dégât. Ou comme s’il ne se sentait pas concerné. Comme si la tempête qui avait arraché le toit de sa maison n’était plus vraiment son problème. Il semblait bien être le seul.
Audio : écouter plutôt que lire…
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Mon intention :
Une photo par jour, c’était sur ma page La vie en face ne vous déplaise | Facebook. J’avais volontairement laissé hors champ la villa. Parce que, avais-je écrit, « à regarder seulement la photo du nom de baptême, c’était comme regarder par le trou de la serrure et depuis ne rien voir, inventer, on pouvait ». C’est donc ce que je fais ici : pour chaque nom un bout de leur histoire dévoilé.
quel texte ! et toutes ces images que ça convoque, merci de m’avoir autorisée à y poser ma voix.
on visualise parfaitement le problème et on imagine rapidement que ces dommages sont liés au passage d’une tempête (forcément puisque la villa est sur le front de mer)…
beaucoup aimé que le récit propose ce passage par l’autre villa dont on s’était occupé, comme un virage obligé pour mieux comprendre ce qui est arrivé à l’autre, comprendre l’abandon, comprendre le geste désabusé du propriétaire qui continue à faire comme si rien n’était arrivé, à faire comme si de rien n’était….
(j’aime toujours tes narrations autour des maisons, tant de sensations et d’émotions cachées…)
et je n’ai rien dit de la voix de Caroline, si douce et posée et rythmée, qui nous conduit fermement et nous enveloppe… donne encore plus de sens au récit
merci à vous deux pour ce beau travail si sensible…
C’est un encouragement précieux, chère Françoise, et toujours ton analyse fine. Merci d’avoir relevé la douce voix de Caroline qui est en totale adéquation avec le texte, d’être elle-même en totale symbiose avec le lieu. Merci.